37.
D’émouvantes retrouvailles
Onyx instruisit Wellan de son mieux au sujet des pouvoirs que possédaient les spirales enflammées, mais rien ne valait l’expérience pratique. Lorsque ses mains furent un peu moins douloureuses, il emmena le grand chef dans un endroit dont bien peu de gens connaissaient l’existence. Wellan avait parcouru les forêts de Rubis à de nombreuses reprises avec son père, puis avec Bridgess, lorsqu’elle était son apprentie. Il croyait bien tout savoir à leur sujet. Le renégat allait le surprendre une fois de plus.
Après plusieurs heures de marche en direction du Royaume de Jade, le souverain descendit dans une profonde ravine.
— Vous ne pouvez pas aller par là, l’avertit le Chevalier. Le lit asséché de ce torrent s’arrête au pied d’une petite falaise.
— Faites-moi plaisir et servez-vous de vos nouvelles facultés, soupira Onyx sans s’arrêter.
Wellan jeta un coup d’œil à ses paumes. Ses cicatrices jetaient de l’éclat par intervalles.
— Pourtant, mes sens magiques ne captent rien, protesta-t-il.
— Ça ne devrait pas tarder.
Wellan suivit son roi sans cacher son inquiétude. Le terrain devint plus rocailleux et plus dangereux aussi. Les versants obliquèrent vers la droite. Le Chevalier perdit son guide de vue pendant un moment. Il allait accélérer le pas lorsque les glyphes dans ses mains devinrent incandescents. Il ne ressentait aucune souffrance, seulement un sentiment de danger imminent. Il s’engagea dans la courbe avec une prudence accrue. Onyx l’attendait, debout sur un dolmen.
— J’ignorais que ces monuments se trouvaient ici, murmura Wellan, stupéfait.
— Parce que les yeux des mortels ne peuvent pas les voir, expliqua le renégat. Aussi, les dieux ont choisi cet endroit parce qu’il n’est pas facilement accessible. Ce sont les spirales qui vous permettent de distinguer le divin du naturel. Si ce lieu avait été créé par des créatures maléfiques, elles vous auraient tout de suite alerté et se seraient préparées au combat.
— Y a-t-il de tels lieux ?
— J’en connais quelques-uns, mais ils se trouvent dans les volcans et sur Irianeth.
— Et je n’ai nulle envie de visiter l’un ou l’autre, le mit en garde Wellan.
— De toute façon, il faudra être trois pour rayer l’empire d’Amecareth de la carte.
— Trois ?
— M’écoutez-vous quand je vous parle ? Il y a trois armes ultimes : la griffe, les spirales et les bracelets. Vous allez vous reposer un peu à Émeraude, puis nous partirons à la recherche de ces derniers.
— Où sont-ils cachés ?
— Chaque chose en son temps. Il est plus urgent de choisir l’heureux élu qui les possédera.
Onyx sauta sur le sol, aussi souplement qu’un chat.
— Selon la prophétie, ce devrait être Kira, raisonna Wellan.
— Moi, les belles paroles des dieux écrites dans les étoiles, je n’y crois pas. Je préfère donner un coup de pouce au destin, quand j’en ai l’occasion. Disons que si nous manquons notre coup, Kira et Lassa pourront faire leur petit numéro.
— Ce qui veut dire que vous avez déjà quelqu’un en tête…
— Il y a fort longtemps que Hawke veut apporter sa contribution dans cette guerre.
— Vous n’êtes pas sérieux ! s’opposa Wellan. Il n’y a pas une once d’agressivité dans cet Elfe !
— Dernièrement, il s’est fait une tout autre opinion de la race humaine, lui apprit Onyx, moqueur. Croyez-moi, pour protéger celle qu’il aime, il fera n’importe quoi.
— Est-ce ainsi que vous choisissez vos associés ?
— Un homme qui a de bonnes raisons de se battre ne me laissera jamais tomber.
Wellan suivit le renégat un peu plus loin en réfléchissant à ses paroles. Onyx écouta discrètement ses pensées, de façon à intervenir s’il le sentait se rebeller.
— Prêt à rentrer ? demanda-t-il au grand chef.
— Vous me croyez maintenant capable de maîtriser mes nouveaux pouvoirs ?
— Je voulais surtout m’assurer que vous puissiez y survivre. Une fois en présence de l’ennemi, les spirales vous guideront.
Le Chevalier se demanda s’il avait expérimenté le même phénomène avec sa griffe. Il n’eut pas le temps de formuler sa question. Le monarque posa la main sur son épaule. Ils furent immédiatement transportés à Émeraude, au milieu de la cour.
— Au lieu de vous précipiter chez Armène pour récupérer votre Écuyer, allez dormir un peu, suggéra Onyx.
Il se tourna ensuite vers le palais. Wellan ressentit aussitôt sa stupéfaction. Le regard du Roi d’Émeraude était rivé sur la porte d’entrée. Un inconnu s’y tenait, aussi surpris qu’eux, apparemment. Il portait la longue tunique blanche des invités spéciaux. Ses cheveux noirs comme jais balayaient ses épaules bien carrées. Il portait la barbe comme les hommes d’Opale. « Un dieu déchu ? » se demanda Wellan. Il consulta ses paumes : les glyphes ne brillaient pas. Il scruta les pensées de son souverain. Il n’était pas effrayé, il était en état de choc !
— Est-ce bien toi ? s’étrangla Onyx, incrédule.
Hadrian les observait, dans un état d’ahurissement, car ces deux hommes portaient la cuirasse des Chevaliers d’Émeraude ! Il était certainement plus difficile pour lui de reconnaître son vieil ami : Onyx vivait dans un corps différent. Son visage et sa voix ne lui rappelaient rien. Voyant que l’ancien roi ne bougeait pas, Onyx grimpa quelques marches. Il examina plus attentivement son visage.
— Dis-moi que tu es Hadrian d’Argent, insista-t-il.
— C’était mon nom, avant ma mort.
Le renégat lui saisit solidement les bras, comme il le faisait jadis, après une bataille. Son geste secoua le revenant.
— Onyx ?
Son apparence physique avait changé, mais pas l’éclat de ses yeux. Hadrian l’étreignit de toutes ses forces en pleurant de joie.
— Je t’ai cherché partout dans l’au-delà, sanglota-t-il.
— Je n’étais pas prêt pour le repos éternel, répliqua le renégat. J’avais encore trop de grandes choses à accomplir.
Cette réponse acheva de convaincre Hadrian : il s’agissait bien de son frère d’armes.
— J’ai vu arriver des générations de mes descendants. Comment as-tu réussi à survivre aussi longtemps ? voulut-il savoir.
— Grâce à un soupçon de sorcellerie.
Interdit, Wellan observait la scène sortie tout droit d’un autre temps. Il reconnaissait évidemment le premier chef des Chevaliers, qu’il avait vu sur des tableaux au Royaume d’Argent. Onyx se libéra de l’étreinte de son ancien compagnon.
— Il y a quelqu’un que tu dois rencontrer ! s’exclama-t-il.
Il fit signe à Wellan d’approcher. L’expression d’émerveillement sur le visage du Chevalier n’échappa pas à Hadrian.
— Voici Wellan, le nouveau chef de l’Ordre, qu’on a fait renaître il y a quelques années, le présenta Onyx.
— Je me souviens que Milady Kira me parlait de lui, lorsque je lui enseignais le maniement des armes, autrefois.
— Je suis vraiment honoré de faire votre connaissance, Majesté, assura Wellan. J’ai lu vos exploits et même votre poésie. Je n’ai que de l’admiration pour vous.
— Maintenant que tu es de retour, l’empereur n’a qu’à bien se tenir ! s’égaya Onyx. Il aura affaire à deux superbes commandants !
— Mais avant de nous entretenir de guerre, j’aimerais reprendre de la vigueur, réclama le ressuscité.
Wellan le sonda en vitesse : en effet, sa force vitale était très basse. Il le sentit même trembler sur ses jambes. Le grand Chevalier fit un pas vers lui et l’agrippa par le bras juste avant qu’il ne s’effondre sur le sol. Onyx l’aida à transporter Hadrian jusqu’aux appartements royaux. Wellan passa une main lumineuse au-dessus du corps du pauvre homme.
— Il a besoin d’une dose massive d’énergie, annonça le Chevalier.
— Je ne le laisserai pas mourir une deuxième fois ! tonna Onyx.
— Je peux lui donner la mienne.
— Les spirales ont annulé ce pouvoir, rappelez-vous.
Le grand chef se souvint alors que le renégat avait sauvé Falcon de la mort sur le champ de bataille.
— Je sais traiter les blessures même les plus graves, mais je n’ai pas appris à transférer ma santé à une autre personne.
— Et votre griffe ?
— Elle a accepté de vous aider parce qu’elle a reconnu les spirales. Elle ne connaît pas Hadrian. Lequel de vos soldats est le meilleur guérisseur ?
— C’est Santo, sans contredit.
Le regard d’Onyx s’immobilisa, comme s’il avait complètement quitté son corps. Au bout d’un instant, Santo se matérialisait devant eux, sa harpe à la main. Il termina son accord et tourna la tête de Wellan au roi en se demandant ce qui se passait.
— J’ai besoin de vous, déclara Onyx sans détour.
Santo vit l’homme au teint blafard, couché sur le lit. Il déposa l’instrument de musique et l’examina à sa manière.
— Ce traitement va nécessiter une grande partie de mes forces, annonça-t-il à Wellan.
— Je m’occuperai de toi, assura ce dernier.
Le guérisseur se mit à l’œuvre. En quelques secondes, il transmit sa vigueur à Hadrian. Puis, il recula, en proie à une grande faiblesse. Son compagnon le conduisit jusqu’à un petit lit dans la chambre attenante d’un domestique. Il eut juste le temps de reculer que le cocon de lumière se formait autour de son compagnon. Il mettrait des heures à se rétablir de son intervention miraculeuse. Wellan le quitta un instant pour revenir au chevet du Roi d’Argent.
— Votre frère d’armes ne connaissait pas cet homme, remarqua Onyx. Cependant, il a accepté de soigner Hadrian sans même demander son identité.
— Santo est ainsi fait. Les nouveaux Chevaliers n’ont pas la même soif du gain que les anciens. La plupart d’entre nous n’hésitent pas à faire des gestes désintéressés.
— Vous découvrirez dans les prochains jours que le Roi d’Argent n’est pas un mercenaire.
Onyx ne nia pas que cette description puisse s’appliquer à lui. Wellan se courba et retourna dans la petite chambre pour veiller sur son compagnon jusqu’à son réveil. Le renégat en fit autant avec Hadrian. Il tira un fauteuil et regarda dormir son vieil ami. Un flot de souvenirs l’assaillit. Il se rappela leur première rencontre, leurs combats les plus marquants et surtout la bonté de ce grand souverain.
Le soleil déclina. Onyx capta la formation du vortex de Wellan dans l’autre pièce. Les deux Chevaliers venaient de quitter l’étage royal afin de se rendre dans leur aile. « Tant mieux », songea le Roi d’Émeraude. Il avait envie d’être seul avec Hadrian lorsqu’il reviendrait à lui. Il alluma magiquement toutes les chandelles lorsque l’obscurité s’installa. Ses serviteurs se présentèrent à la porte, pour prendre leurs ordres.
— Apportez de la nourriture, commanda Onyx. Et du vin, aussi.
Hadrian l’avait traité exactement de la même façon lorsqu’il s’était lui-même réveillé dans son lit du palais d’Argent. Les domestiques s’empressèrent d’obéir, mais leur maître ne les vit pas. Il sombra à nouveau dans des réminiscences d’un passé lointain.
— Onyx, l’appela le revenant.
Le renégat s’approcha de lui. Hadrian tendit la main et toucha son visage du bout de l’index.
— Tes traits ont changé, mais pas ton attitude, observa-t-il. À qui as-tu dérobé ce corps ?
— À l’un de mes descendants demeurés dans mon village natal, mais avec son consentement. La première fois, je me suis imposé à l’un de mes héritiers du pays nordique où je me suis enfui. Abnar m’en a chassé.
— Le magicien Hawke m’a dit qu’il avait été fait prisonnier par un dieu déchu. Est-ce en rapport avec cette légende qui raconte la déchéance du frère de Parandar ?
— Tu connaissais cette histoire et tu ne m’en as jamais parlé ? s’étonna Onyx en bloquant ses pensées, car il ne voulait pas nécessairement lui raconter la suite des événements.
— Nous étions des soldats aux prises avec un envahisseur obstiné. Nous n’avions pas vraiment le temps de discuter de mythologie.
Hadrian réussit à s’asseoir et se cala dans les gros coussins placés à la verticale à la tête du lit. Il était maintenant en pleine possession de ses moyens.
— Quand et comment es-tu devenu Roi d’Émeraude ? s’enquit-il. Et jure-moi que tu n’as tué personne pour accéder au trône.
— C’est très récent et c’est le peuple qui m’a réclamé à la mort d’Émeraude Ier. Il faut dire que j’ai un peu impressionné ceux qui m’ont vu utiliser mes pouvoirs.
— Il n’avait pas d’héritier ?
— Si, une fille, celle que tu appelles Milady Kira. Mais elle est devenue Chevalier et elle a refusé son héritage, heureusement pour moi.
— Alors, tu as réussi à obtenir ce que tu voulais…
— Pas tout à fait. Il me reste un autre compte à régler.
Le visage du Roi d’Argent s’attrista. Il avait longuement discuté avec son ami, lors de leurs nombreuses soirées ensemble, de sa propension à la rancune. Ses paroles avaient-elles été vaines ?
— Je n’y peux rien, se défendit Onyx. Quand on me traite injustement, je ne suis plus capable de l’oublier.
— Sans cesser d’y penser, tu pourrais apprendre à pardonner.
— Si tu es revenu dans ce monde pour me faire la morale, je vais te jeter en pâture aux dragons de l’empereur ! le menaça Onyx en riant.
Les serviteurs entrèrent dans la chambre avec une petite table qu’ils chargèrent de divers mets à l’odeur aromatique.
— Au moins, tu reçois bien tes invités, le taquina Hadrian.
Pendant le repas, Onyx mit le revenant au fait des derniers événements militaires. Le Roi d’Argent mastiqua sa nourriture en l’écoutant attentivement. Son esprit enregistrait toutes ces données à la vitesse de l’éclair.
— Le meurtre du petit garçon mauve n’a rien réglé, conclut-il.
— Amecareth a fait des petits partout ! Apparemment, un sur cent possède les mêmes pouvoirs que lui. C’est ainsi que les seigneurs des insectes choisissent leurs successeurs. Pour comble de malheur, il a fallu que ce soit Kira.
— Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait voulu apprendre à se défendre.
— Pire encore, elle est l’un des deux personnages centraux d’une prophétie qui annonce la destruction d’Irianeth.
— Quel charmant destin !
— Au cas où elle et le porteur de lumière ne réussiraient pas, j’ai échafaudé un autre plan.
— Là non plus tu n’as pas changé. Mais qui est ce porteur de lumière ?
Onyx lui expliqua la prophétie, puis lui raconta comment il avait récupéré deux des objets de pouvoir de Danalieth. Il lui parla aussi de la découverte de son médaillon dans les affaires du magicien Élund. Hadrian lui prit la main et approcha la griffe de ses yeux. Le petit dragon argenté releva ses courtes oreilles.
— Les Elfes n’avaient que de belles choses à dire de cet Immortel, se souvint Hadrian. Je suis étonné, par contre, que cette arme ne t’ait pas tué.
— Oh ! mais elle a essayé. J’ai acquis beaucoup de puissance depuis notre séparation.
Le renégat éloigna la griffe avant qu’elle ne tente de mordre son ami, car elle s’était mise à gronder de façon menaçante. Il grimpa dans le lit, s’écrasa lui aussi dans les coussins et raconta à l’ex-chef des Chevaliers les événements qui avaient suivi son départ précipité d’Émeraude, la survie de son esprit dans ses armes, sa délivrance lorsque Sage avait déniché son épée dans la grotte de glace et son retour dans ce royaume qu’il aimait profondément.
Hadrian le quitta momentanément pour se soulager à la salle de bains : une autre sensation qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps. À son retour dans la chambre, Onyx dormait. Le soleil se levait paresseusement dans la fenêtre. Le Roi d’Argent observa ses rayons qui découpaient les contours escarpés du versant est de la Montagne de Cristal. Éléna lui manquait, mais on avait besoin de lui sur Enkidiev.